Histoire des clubs de troc en Argentine

 

Naissance du 1er club de troc

Le 1er mai 1995 nait le premier club de troc à Bernal, au sud du Grand Buenos Aires, à l’initiative d’Horacio Covas, Carlos de Sanzo, Rubén Ravera et d’une vingtaine de voisins. Dans le garage d’un des habitants du quartier, ils entendent créer un business autour du troc, une alternative au système économique dominant. Un système d’échange solidaire, sans argent, sur le mode du troc multiréciproque. Lire l’article complet « Comment sont nés les clubs de troc ».

Pour reprendre les faits, on peut dire que le réseau de troc argentin est né de la rencontre, en 1994, de deux courants : l’un écologiste (le Programme d’Autosuffisance Régional de De Sanzo) et l’autre entrepreneurial (le Réseau Professionnel de Covas). Plus tard, entre 1996 et 1997, ils seront rejoints par un troisième courant d’éducation populaire (Le Réseau d’échange de Savoirs et Cibernétique Social d’Heloisa Primavera y Carlos Del Valle). Ces derniers se distingueront par leurs apports méthodologiques, introduisant les techniques de dynamique de groupe, mettant l’accent sur la formation permanente comme condition essentielle à la croissance du réseau.

 

Multiplication des clubs de troc

L’idée est rapidement dupliquée dans la ville de Buenos Aires (avec la création du nodo Congreso) et dans le Nord (à Olivos), toujours sous la tutelle du groupe fondateur. Un an après le lancement de l’initiative, on estime qu’il y existe 17 nodos. Puis Cordoba voit naître son premier nodo, c’est la deuxième province du pays à passer au troc.

Dès que des échanges commencent à avoir lieu entre des membres de différents clubs, se forme le Réseau Global de Troc (RGT), en 1996. Le club de troc prend le nom courant de « nodo », un nœud du réseau. Si au départ, les transactions se font au moyen de coupons d’échange avec une comptabilité centrale (comme dans les SELs français), cette gestion devient de plus en plus compliquée à maîtriser avec l’augmentation du nombre de participants. Dès 96, le RGT décide d’opter pour une monnaie imprimée, le « crédito ». Mais les 3 de Bernal sont encore loin d’imaginer que cette monnaie complémentaire va connaître un succès national. Le journaliste Mariano Grondona les invite dans son émission télévisée « Hora Clave », les médias reprennent l’information, le phénomène du troc est lancé en Argentine.

En septembre 1997 est inauguré le premier Nodo Industrial de la Red Global del Trueque, « la Fabrica » dans la propriété de l’ex usine de textile La Bernalesa, à Quilmes. 600 personnes échangent produits et services (électriciens, coiffeurs, comptables, artisans, cuisiniers …). On compte près de 40 nodos dans tous le pays.

 

Perte de contrôle du groupe fondateur

Après une série d’apparitions dans les médias (journaux/revues, radios et télévisions), on assiste à une croissance explosive des nodos. Dès 1997, le groupe de Bernal commence à perdre le contrôle. Certains nodos optent pour l’émission de leur propre crédito comme forme d’opposition au leadership de Bernal, qui détient le monopole sur l’émission monétaire dans le réseau. D’autres émettent leur propre monnaie pour favoriser le développement local. Mais la multiplication des monnaies, sans normes communes, entraîne abus et dysfonctionnements. N’importe quel particulier peut imprimer et diffuser sa propre monnaie selon ses propres règles, sans qu’il n’y ait aucun contrôle.

 

Tentative de contrôle et régulations

Les responsables du RGT mettent alors en place des critères unifiés d’émission et de contrôle. C’est sur ce principe qu’est organisé la première Assemblée Général des adhérents, la Jornada del No Dinero, le 8 mai 1998. La commission travaille sur les thèmes de l’étalon, de l’émission, de la distribution et de la régulation des créditos.

Elle se conclut par les décisions suivantes :

  • La régionalisation du RGT de la province de Buenos Aires en quatre zones : Nord, Sud, Ouest et la Capitale fédérale ;
  • La tenue d’un bilan général pour chaque zone comprenant la quantité de créditos octroyée à chaque adhérent et dans quelles circonstances ;
  • La mise en place d’un système d’information permettant de centraliser toutes les informations sur l’émission et les responsables de zones ;
  • La communication du bilan au travers d’un « bulletin » édité tous les 3 mois ;
  • La possibilité d’émettre des créditos localement.

Peu de temps après, d’autres zones rejoignent le réseau : Rosario, Cordoba, Mar del Plata, Nord de Santa Fe. Fin 1998, on estime à 83 le nombre de nodos dans tout le pays. En mars 1999, débutent les méga férias bimensuelles avec l’appui du Secrétariat de l’Industrie, du Commerce et du Travail de la mairie de Buenos Aires. Fin 1999, on estime à 200 le nombre de nodos.

Malgré les tentatives de régulation, certains coordinateurs de nodos continuent à abuser de leur position. Du clientélisme aux pratiques mafieuses, il n’y a qu’un pas.

 

Divergences au sein du réseau

En 2000, les désaccords entre les différentes tendances du réseau se creusent, les avis divergent concernant l’idée de « franchise sociale » lancée par les fondateurs, dès 1999. L’adhésion à la franchise est un contrat entre les coordinateurs des nodos et les responsables de la franchise à Bernal. En souscrivant à la franchise, ils acceptent de respecter un règlement (formation, contrôle des prix, émission et distribution des créditos) et d’acheter les créditos que distribuent le RGT, appelés  « arbolito ». Chaque nouveau participant paie en pesos 4 % du montant de créditos sollicité (50 créditos pour 2 pesos). Le débat porte donc sur les points suivants : qui sera responsable de l’émission de la monnaie (pouvoir habituellement réservé à l’Etat), la quantité de monnaie émise, et surtout la transparence quant à la circulation des créditos. Cette structure hiérarchique élimine le principe d’autonomie des nodos. On critique le manque de contrôle et de transparence dans l’émission monétaire et le défaut de démocratie participative. Bernal argumente que la construction d’un système participatif devient difficile et pointe du doigt la nécessité d’une meilleure efficacité décisionnelle, laquelle peut être obtenue en incluant des méthodologies similaires à un système entrepreneurial privé.

Fernando Sampayo qui coordonne La Zona Oeste refuse ce modèle de franchise et quitte le réseau pour constituer l’actuel Red de Trueque Zona Oeste (RTZO).

En 2001, le RGT se scinde en 2 modèles opposés : le Réseau Global de Troc et le Réseau de Troc Solidaire – RGT / RTS. À partir de cette étape, le groupe de Bernal se réorganise, ferme son instance collective, dénommée « groupe d’impulsion du RGT », et commence à promouvoir une «entreprise ». Le RTS, lui, prône une organisation horizontale et participative et promeut une vision solidaire du troc. De même, d’autres réseaux de l’intérieur du pays décident de devenir autonomes et n’acceptent plus que leurs propres créditos (comme les réseaux de Mendoza et Cordoba).

En avril 2001, on estime à 1800 le nombre de nodos dans tous le pays.  En mai 2002, au plus fort de la crise économique, politique et sociale du pays, l’expérience des clubs de trocs atteint le record de 5000 nodos, 60 % dans la province de Buenos Aires, et de 2 millions de participants.

 

Déclin

Mais les réseaux souffrent de leur croissance explosive et des dérives qu’elle implique : surémission, discordes, abus, ventes discrétionnaires de créditos … atteignant des proportions menant à l’explosion du système. Dans une moindre mesure la falsification de l’arbolito entame un peu plus la confiance des adhérents, primordiale dans un système d’échange alternatif.

Le système ne fut pas tué par la falsification de la monnaie, comme le prétendent les fondateurs, mais, bien par la vente massive de créditos, dont ils sont les principaux responsables, et dans une moindre mesure par la relance économique consécutive à la dévaluation du peso argentin qui a ôté le caractère indispensable des clubs de troc pour la survie de la population.

 

Que reste-il en 2011 ?

Le troc est devenu très confidentiel en Argentine. Si tous les Argentins avec qui nous échangeons se rappellent de ce phénomène alternatif national, suite à notre enquête, nous avons eu connaissance de seulement une vingtaine de nodos toujours actifs, et de petites (voire très petites) tailles. Ils doivent rassembler au total autour de 4000 membres. Ces quelques survivants sont tous portés par une idéologie solidaire. Les grands réseaux  ont disparus. Seul le RTZO persiste sous forme de réseau (dont la coordination a été reprise par Bibiana Sampayo, l’épouse de Fernando Sampayo décédé il y a peu). Tous sont isolés et pensent être les derniers survivants. Ils ont la volonté de rester locaux et n’acceptent que leurs propres créditos.

Si le RGT comme le RTS ont disparu, leurs anciens leaders projettent de relancer l’expérience.

Du côté du RGT, Ruben Ravera (interviewé par TAOA en décembre 2010), dit travailler sur un nouveau « système opératoire » pour relancer le réseau, toujours dans une logique entrepreneuriale et prévoit une nouvelle émission de créditos en 2012.

Quant à l’ex-RTS, d’anciens leaders et membres des clubs de troc avouent être en disposition de redémarrer si l’on trouve un système de comptabilité plus fiable, telle est la proposition du Projet Colibri conduit par Heloisa Primavera (interviewée par TAOA en décembre 2010). Ils essaient de relier le système “open source” de Cyclos et la technologie SMS pour faciliter et rendre plus fiables les mécanismes d’échange.

 

Sources :

–          Interview de Marcelo Gryckiewicz en janvier 2011 et Discours.

–          Trueque y Economia Solidaria, Susana Hintze, disponible sur http://bibliotecavirtual.clacso.org.ar/ar/libros/argentina/ico/trueque.pdf

–          Site internet du RGT : http://redglobaldetrueque.blogspot.com/2007/05/historia-de-la-red-global-de-trueque.html

–          Richesse, argent et pouvoir : l’éphémère « miracle argentin » des réseaux de troc, Heloisa Primavera, décembre 2002.